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Les possédées de Morzine, 1857-1870

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Les possédées de Morzine

En résumé

Nous sommes en 1857 à Morzine, commune de 1800 habitants environ en Haute-Savoie. Enfoncée dans une vallée profonde, Morzine est à la limite de l'autarcie, on y accède seulement et péniblement les beaux jours via des sentiers étroits, pierreux et escarpés. Il faut bien neuf heures pour rejoindre Thonon (Thonon-les-Bains), ville la plus proche.

Les hommes sont généralement maçons ou tailleurs de pierres, ils passent environ huit mois par an en-dehors de la vallée pour travailler, retrouvant femmes et enfants à l'approche de l'hiver.

D'ordinaire paisible, Morzine entame cette année là une longue descente aux enfers...

Les exorcismes de Morzine

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Le 10 mars, lors de sa première communion, la petite Tavernier, dix ans, est soudainement victime de convulsions terribles. Et rapidement le même mal touche deux camarades, les soeurs Plagnat.

Leurs mères se rappellent alors d'un cas similaire en 1852 à Essert-Romand, village voisin, traité par un exorcisme. Elles demandent donc au curé de Morzine de les exorciser.

Le curé s'y attelle. Pendant ce temps, le mal se diffuse, virant à l'épidémie de possessions. Seules les femmes sont touchées, à une ou deux exceptions près. La plupart n'ont même pas trente ans. Exorciser n'y change rien, pire encore, plus le curé exorcise, plus les possédées se multiplient.

Tout commence sans prévenir par une crise de hoquet suivie d'une déglutition. Suivent alors des convulsions, puis le visage se déforme et les injures fusent, éructées d'une voix saccadée en affirmant être le diable. La mort d'un morzinois est parfois prédite, et se vérifie, sinon des mots en allemand ou en arabe sont prononcés, langues pourtant inconnues à Morzine. Le corps se tord parfois et le visage rougit sous l'effet de suffocations, le cou semble même étranglé. Des accès de violence surviennent souvent. Et le corps ne réagit plus aux stimuli, la peau peut être pincée, brûlée ou percée avec une aiguille, sans aucune réaction.

Au bout d'un moment, la possédée se réveille, sans se rappeler de rien, tout au plus un peu fatiguée ou déshydratée.

Si les possédées sont lucides entre deux crises, la possession déclenche souvent des problèmes de somnambulisme ou des troubles alimentaires, anorexie ou au contraire hyperphagie, et bien sûr, une aversion pour la religion et les objets liturgiques.

Le curé s'avérant incapable de contenir l'épidémie, le nombre de possédées atteint une centaine. Se pensant victimes d'un mauvais sort, elles ont tôt faire de vouloir réhabiliter la chasse aux sorcières, obligeant les autorités à envoyer à Morzine des fantassins et des gendarmes pour faire régner l'ordre. Des médecins sont également dépêchés. L'évêque d'Annecy en personne fait le déplacement et doit faire face à un soulèvement des possédées lors d'une messe.

Elles sont finalement exfiltrées vers des hospices et des couvents où leur état s'améliore. Mais toute tentative de réintégration se solde par une reprise des hostilités.

Treize longues années plus tard, vers 1870, le diable délaisse enfin Morzine. La vie reprend alors peu à peu son cours normal.

Mais en fait, le diable n'y était pour rien...

Autopsie du désastre de Morzine

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Dès 1858, un médecin de Thonon envoyé à Morzine a décrit dans son rapport une aliénation fondée sur "l'imitation", autrement dit, un syndrome d'hystérie collective. Deux aliénistes ont par la suite formulé le même diagnostic sous l'appellation "hystéro-démonopathie". Préconisé par les trois médecins, l'isolement individuel des malades a été mis en place dans les années 1860, avec pour seul effet dans un premier temps de simplement juguler l'apparition de nouveaux cas. Loin de Morzine et des autres soi-disant possédées, les hystériques allaient mieux mais se croyaient toujours sous l'emprise du diable, et pour cause, l'isolement était supervisé par des nonnes dont la pente naturelle était de conforter la possession en dépit des consignes. Les premières tentatives de réintégration se sont donc toutes soldées par la reprise de l'hystérie collective.

Les causes d'un tel désastre découlent toutes de l'isolement de Morzine.

Coupés du monde, les morzinois se mariaient entre cousins depuis des lustres. Cette consanguinité a fini par engendrer des pathologies mentales, aggravées par la malnutrition, les morzinois ne pouvant rien faire venir, ou péniblement. La consommation de viande était notamment exceptionnelle dans nombre de foyers. Si les hommes pouvaient compter sur le temps passé en-dehors de la vallée pour s'alimenter correctement, les femmes ne sortaient jamais de Morzine, elles étaient donc condamnées à un régime sous-protéiné avec notamment pour corollaire la dépression, en plus des pathologies mentales préexistantes. Et faute de côtoyer le monde moderne, en pleine révolution industrielle, au catholicisme assagi, elles étaient aussi prisonnières d'un paradigme moyenâgeux fait de diableries agissant tel des catalyseurs sur leurs troubles mentaux.

Morzine était ainsi une poudrière. Et en acceptant d'exorciser les trois jeunes filles en 1857, le curé a produit l'étincelle fatale: légitimer une peur irrationnelle, ouvrant la voie à l'hystérie collective.

Mais comment pouvaient-elles parler en arabe ou en allemand sans connaître ces langues ? Prédire la mort de certains ? Ne pas sentir l'enfoncement d'une aiguille ? Justement car personne à Morzine ne connaissait ces langues, de simples grognements ressemblant vaguement à de l'arabe ou de l'allemand ont été pris pour tels. Concernant leurs prédictions, elles ciblaient des malades à l'agonie. Et certains troubles mentaux dit "de conversion" pouvant simuler la cécité ou la paralysie, ne pas sentir une aiguille n'est finalement pas si impressionnant.

Avec le temps, l'encadrement militaire, le remplacement du curé, les isolements et réintégrations mieux gérées des malades, et l'interdiction d'exorciser, ont permis le retour à la normale. Sur la fin, les hommes ont contenu eux-mêmes les derniers soubresauts d'hystérie, de manière peu orthodoxe mais efficace. Feindre de vouloir attenter à la pudeur d'une possédée en pleine crise lui faisait miraculeusement recouvrer ses esprits, tout comme menacer sa fille de la décapiter en cas de récidive prévenait durablement toute rechute.

Finalement, l'avenir a été sécurisé par l'aménagement d'une route entre Morzine et Thonon. L'isolement rompu, les morzinois ont pu faire venir des denrées, accueillir du sang neuf et s'ouvrir à la modernité. Morzine s'est depuis développée, abritant notamment aujourd'hui Avoriaz, station mythique de sports d'hiver, longtemps le siège d'un festival international de cinéma. Un immense chemin parcouru au départ grâce à une simple route.

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Publié par Jean-Charles Pouzet sur Caedes le 06-12-2024

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