La femme nue des Pyrénées, 1807-1808
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Nous sommes en 1807 durant la fin de l'été dans la Vallée de Vicdessos au coeur des Pyrénées ariégeoises.
Deux chasseurs parcourent les pentes du Montcalm. Chemin faisant, ils aperçoivent une créature sauvage étonnante, une femme nue. Une femme d'âge moyen, bronzée, blonde et élancée.
Apercevant les chasseurs, elle disparaît, déployant une agilité surhumaine propre à ses créatures mi-homme mi-bête de la montagne dont les histoires meublent les soirées d'hiver.
Les chasseurs s'empressent de retourner à Suc, leur village, afin d'organiser une battue.
La femme sauvage du Vicdessos
Le jour suivant, dès l'aube, chacun est à son poste. Au bout d'un moment, la femme sauvage apparaît. Les chasseurs lui bondissent dessus aussitôt. Une fois maîtrisée, à la surprise générale, non seulement elle les invective, mais en plus, elle le fait en français, une langue pour ainsi dire étrangère dans les Pyrénées où l'occitan domine.
Amenée au village, elle est confiée au curé, Joseph Dandine, dont la bienveillance permettra peut-être une forme de dialogue. Le prêtre commence par demander aux dames du village de lui faire un brin de toilette et de l'habiller. Elle résiste mais finit par se laisser faire, apparemment apaisée par la vue d'une soutane. Une fois présentable, elle prononce même une phrase, une seule: "Que dira mon malheureux époux ?". Alors c'est vrai, elle parle, et n'a donc pas toujours été sauvage. D'ailleurs, nonobstant sa sauvagerie, son port est altier, et si elle considère le prêtre, elle semble au contraire mépriser les petites gens. Serait-elle issue de la noblesse ? En attendant d'éclaircir ce mystère, Joseph Dandine l'installe dans une chambre du presbytère, aussitôt verrouillée.
Le matin suivant, la chambre est vide. Elle s'est enfuie par la fenêtre, censée pourtant être infranchissable de par sa hauteur. Sa robe est retrouvée dehors, en lambeaux. Lancés à sa poursuite, les chasseurs finissent par l'apercevoir au loin dans l'un de ces recoins dangereux du Montcalm où personne n'ose s'aventurer, ils reviennent donc bredouilles après l'avoir observée en train de pêcher à mains nues un poisson aussitôt dévoré. De toute façon, l'automne arrivant, il est trop tard pour de nouvelles battues, la priorité est de se préparer à affronter l'hiver.
Durant les derniers jours d'hiver, les hommes du village partent dans la montagne à la recherche de son cadavre, mais ils la trouvent elle, bien vivante. Véritable prodige, sa survie malgré cet hiver glacial, fait le tour de la région. Le juge de paix, Monsieur Vergnier, s'empare alors de l'affaire. Il se rend à Suc, mobilise les chasseurs les plus hardis, et grâce à de fins stratagèmes, la capture en juin.
Interrogée les jours suivants, sommairement vêtue sous la contrainte, il lui arrive parfois brièvement de sortir de son mutisme. Elle aurait survécu au froid en dormant auprès des ours en train d'hiberner. "Les ours sont mes amis, ils me réchauffaient." dit-elle, arborant en effet une distinction nobiliaire. Elle refuse de dire son nom mais livre certains jours des bribes de son histoire permettant de reconstituer laborieusement son arrivée dans les Pyrénées.
En 1793, elle et son mari ont fui la Terreur vers l'Espagne. En 1801, en traversant les Pyrénées pour regagner la France incognito, le couple a croisé la route de contrebandiers. Ils ont assassiné son mari puis l'ont déshonorée et laissée pour morte, complètement nue. Réfugiée dans les montagnes où elle a finalement élu domicile, elle s'est retrouvée dans la Vallée de Vicdessos au gré de ses déplacements sans même se savoir en France.
N'en tirant pas davantage, le juge de paix la fait transférer à Foix sous la responsabilité de Pierre-François Brun, préfet de l'Ariège. Le préfet ordonne son placement, dès son arrivée le 24 juin, dans un hospice tenu par des religieuses, où son refus de se vêtir est évidemment très mal vécu. Il demande ensuite par écrit ses instructions à Joseph Fouché, ministre de la police, sans jamais recevoir de réponse. Et pour couronner le tout, elle s'évade le 20 juillet. Arrêtée le 2 août à 17 kilomètres de Foix en direction des montagnes, elle est ramenée à l'hospice, mais les religieuses refusent de la reprendre, elle est donc emprisonnée, faute de mieux, dans les geôles du château de Foix où elle passe ses journées à hurler.
Henri Dupont-Delporte, nouveau préfet de l'Ariège après le départ à la retraite de Pierre-François Brun, écrit à Emmanuel Crétet, ministre de l'intérieur, et aux préfectures limitrophes, cherchant désespérément ce dont l'Ariège est dépourvue: un établissement susceptible de guérir cette malheureuse, dont la place n'est pas en prison. Certes ensauvagée, elle n'est pas dangereuse et conserve une part d'humanité, il la pense donc capable de recouvrer ses esprits avec le bon accompagnement, et une fois identifiée, le soutien de sa famille. Mais aucune famille ne la réclame et aucun établissement ne consent à la prendre en charge. Et si Emmanuel Crétet daigne au moins répondre, contrairement à Joseph Fouché, il le fait seulement pour recommander mollement son maintien en prison (tout en saluant sa recherche d'un hospice...), sans aucune intention d'en faire davantage.
Pendant ce temps, poussé à bout par ses cris, son geôlier a fini par l'enfermer dans les oubliettes avec une réserve de pain et d'eau. Il la trouve morte le 29 octobre 1808, en voulant la réapprovisionner.
Qui était-elle ?
Un permis d'inhumer a été émis, toutefois, nul ne connaît aujourd'hui l'emplacement de sa sépulture. Mais surtout, n'ayant jamais dit son nom et les démarches entreprises pour l'identifier n'ayant rien donné, l'identité de la femme nue des Pyrénées restera sans doute à jamais un mystère.
Une hypothèse s'impose néanmoins: en réalité réussie, son identification mettant en péril la réputation d'une grande famille, dont le patronyme sonne peut-être toujours familier de nos jours, l'information est restée confidentielle ; Joseph Fouché et Emmanuel Crétet se sont tenus à bonne distance, faisant de loin le nécessaire pour la maintenir en prison où l'attendait une mort anonyme, sans déshonorer les siens.
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Sources de l'article
- Le Temps: édition du 5 juillet 1922
- Bulletin pyrénéen (Organe Officiel du Musée Pyrénéen du Château-Fort de Lourdes, des Amis du Musée Pyrénéen, du Comité Pyrénéen Franco-Espagnol, du G.P.H.M., de la Fédération Pyrénéenne de Ski et de la Confédération Pyrénéenne touristique, thermale et climatique.): édition d'avril-juin 1962
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Publié par Jean-Charles Pouzet sur Caedes le 12-11-2024