La voyante sans visage de la Goutte d'Or, 1886-1889
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Nous sommes en juillet 1886 dans un immeuble au commencement de la rue des Islettes dans le XVIIIe arrondissement de Paris, soit le quartier de la Goutte d'Or. Dans cet immeuble, pourtant modeste, se trouve une voyante réputée, certains viennent de loin pour la consulter, ses prédictions d'une précision époustouflante se vérifiant toujours, et il en coûte seulement 2.50 frs. Elle pourrait demander bien davantage mais ne veut pas exclure les petites gens.
Cette voyante suscite depuis peu l'intérêt de Charles Desmaze. Avocat, magistrat et à ses heures historien, auteur de plusieurs ouvrages, Desmaze veut savoir si cette femme a réellement un don ou s'il s'agit comme toujours d'un attrape-nigaud. Il commence donc à travailler sur ce mystère dont il tirera un article trois ans plus tard, illustré par l'expérience d'une cliente.
Cette cliente est une femme dans la force de l'âge accompagnée de son neveu. Elle vient d'ailleurs consulter la voyante pour lui. Le jeune homme consacre toute son énergie à festoyer et courir les jupons, au détriment de l'essentiel, bâtir sa vie. Elle veut donc savoir si son avenir est compromis.
Une cliente chamboulée
Ils sont accueillis dans la salle à manger par une femme vêtue de noir, d'une quarantaine d'années, semble-t-il, faisant clairement en sorte de ne pas être vue trop distinctement dans cet appartement très sombre. D'ailleurs, elle a beau être une figure de la Goutte d'Or, personne n'est capable de décrire précisément son visage. Elle les invite à les suivre dans une autre pièce, et après un bref échange, la consultation commence.
La voyante sort un jeu de cartes, le bat, leur demande de couper, puis étale le tout sur la table et se lance dans un monologue.
Vous avez demandé une place dans une grande usine. Vous recevrez, dans vingt-quatre heures au plus tôt, dans quarante-huit heures au plus tard, une réponse que je vois, dans le jeu, devoir être favorable. Vous ne vous maintiendrez pas en cette situation, mais quelqu'un qui s'intéresse à vous vous fera aller en Province, dans le département du Cher. Là, vous ne resterez pas non plus, et vous vous compromettrez par des fautes qui vous sont habituelles. Dans votre famille, se produiront des deuils prochains. Vous recueillerez deux héritages, que vous dissiperez dans des orgies, dans des prodigalités, dans des prêts, imprudemment consentis à des camarades de la veille, à des compagnons de plaisir. Je vous ai révélé seulement l'avenir que j'entrevois, je vais me reposer sur des idées moins tristes en parlant du présent. Vous avez, Monsieur, deux maîtresses en même temps, ce qui est beaucoup pour un homme seul. Dans peu de mois, elles doivent accoucher, l'une dans sa chambre, l'autre à l'hôpital Lariboisière. L'un des enfants sera un garçon, il mourra, l'autre sera une fille, qui vivra. Vous ne reverrez plus l'une de ces femmes, la meilleure pourtant ; vous continuerez vos relations avec l'autre. L'année qui s'achève vous offrira encore quatre chances de faire fortune sûrement, rapidement ; ces chances une fois usées, ne vous reviendront plus. Vous n'aurez ensuite plus rien à espérer, vous aurez gaspillé votre existence...
Ensuite elle ne voit plus rien, alors ils paient et s'en vont, un peu chamboulés. Deux choses sont d'ores-et-déjà exactes: le neveu attend en effet la réponse d'une grande usine et cumule péniblement deux maîtresses, toutes deux enceintes. La voyante n'a pu déduire ces informations de leur attitude ou de leur allure, elle semble avoir réellement un don. Et ce don vient de confirmer les craintes de la tante. Au moins, maintenant, le jeune homme a de bonnes raisons de se prendre en main.
Mais il n'en fera rien. Et tout se déroulera exactement comme prédit.
La retraite de la voyante
Trois ans plus tard, sa tante aimerait revoir la voyante, seulement elle ne consulte plus. À trop vouloir être accessible au plus grand nombre avec un don pareil, à l'approche de la cinquantaine, elle n'arrivait plus à tenir la cadence.
Elle aurait pu être riche et célèbre, graviter autour des puissants et des vedettes, tels Sadi Carnot ou Louise Willy, elle le pourrait d'ailleurs encore, mais elle a choisi une vie modeste, sans apparat ni gens de maison, et cherche désormais une demeure où se retirer à Montmorency, commune où l'abondance de la nature est propice au recueillement. L'histoire n'a retenu ni son nom, ni son visage.
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Sources de l'article
- La sorcière de la rue des Islettes (Journal L'Éclipse)
- Charles Desmaze (leslibraires.fr)
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Publié par Jean-Charles Pouzet sur Caedes le 25-04-2025